Emmanuel Dongala - Photo de groupe autour du fleuve




Emmanuel Dongala, Photo de groupe autour du fleuve, Actes Sud (2010)


Dans Photo de groupe au bord du fleuve d’Emmanuel Dongala, les personnages sont doublement dominés : pauvres dans un pays africain ; femmes dans une société patriarcale. Des femmes africaines pauvres, perdantes parmi les perdants de la mondialisation. Pourtant, loin d’en faire des victimes passives et dépossédées, Dongala raconte la lutte collective qu’elles mènent pour récupérer leur dignité. 

Dans un pays africain qui ressemble fort au Congo, Méréana et ses collègues survivent en cassant des cailloux dans une carrière au bord d’un fleuve. Dans ce “cauchemar de pierres”, elles remplissent des sacs de cailloux qu’elles vendent dix mille francs CFA à des entrepreneurs locaux. Ce travail de forçats permet à peine de nourrir la famille. Lorsque le gouvernement annonce la construction d’un aéroport dans le pays, Méréana comprend que les casseuses de pierres peuvent tirer parti de l’explosion de la demande de cailloux : à l’unanimité, avec ses collègues, elles décident de doubler le prix du sac et d'en demander vingt mille francs. Cette décision déclenche l’ire des entrepreneurs et des représentants de l’Etat : les uns ne veulent pas réduire leurs marges, les autres souhaitent terminer la construction de l’aéroport au plus vite. Ainsi, une lutte sociale violente explose. A l'origine, ce combat de femmes n’a pas de visée politique. L’objectif n’est pas de renverser le pouvoir, d’exproprier les expropriateurs ou de subvertir le système capitaliste. Le combat est avant tout individualiste, une lutte pour pouvoir sortir la tête de l’eau en tirant un prix plus juste de son travail. 

Pourtant, progressivement, ces femmes prennent conscience de l’importance de leur combat. Elles ne se battent plus uniquement pour le prix de leur sac de pierres. Elles comprennent que leur lutte est une lutte sociale et féministe à la fois. Une revanche contre ceux qui les considèrent comme des analphabètes incapables de réfléchir et de revendiquer, comme des femmes par nature soumises et dominées. Une lutte contre l'oppression que subissent les femmes dans ce pays, où les coutumes ancestrales brisent souvent leur existence. Cette prise de conscience est favorisée par la brutalité de la répression a laquelle elles font face. En effet, pour dompter la rébellion, les policiers tirent à balles réelles dans la foule, blessent mortellement l’une d’entre elles, Batatou, et confisquent les sacs de cailloux. A travers la lutte, une forte solidarité va naître entre ces femmes, mais également avec les voisins qui ne sont pas directement concernés par les revendications sur le prix du sac de pierres.

Parallèlement à ce portrait de femmes en lutte, Dongala dresse un état des lieux de certains pays africains aujourd'hui. La situation matérielle est marquée par l'extrême pauvreté. Par exemple, le téléphone portable est omniprésent dans le récit, mais les habitants peuvent rester plusieurs jours sans pouvoir recharger la batterie lorsque  l'électricité est indisponible au village. La situation politique est également fortement décriée. La compétition politique est une farce, avec un président immuable et des élections truquées à chaque échelon du pouvoir. La corruption est forte et les gouvernants semblent plus préoccupés par l'image qu'ils donnent de leur pays auprès des ONG internationales que du bien-être de la population. Les ONG qui "sauvent des vies ... et puis s'en vont" en prennent également pour leur grade. 

Pour conclure, voici un extrait d'un discours de Méréana, au cours duquel elle exhorte ses camarades à continuer le combat, en plaçant ce dernier dans la lignée de tous les combats féministes.
"Chers sœurs et camarades, nous sommes des femmes qui essayons de gagner notre vie en cassant et en vendant la pierre. Il y a parmi nous des femmes qui sont allées à l'école et des femmes qui ne savent pas lire, il y a des jeunes et des plus âgées, il y a des femmes mariées et des célibataires, des veuves et des divorcées. Nous n'attendons pas que l'Etat nous donne un salaire. Non, nous sommes des femmes actives et tout ce que nous voulons, c'est qu'on nous achète notre marchandise à son juste prix." Les applaudissements de la foule te donnent plus d'assurance encore. Tu veux parler à toutes ces femmes qui vous accompagnent, qu'elles soient du chantier ou pas, mais aussi aux mouchardes et mouchards présents. Tu continues en faisant l'historique des deux jours passés pour ceux qui ne sont pas encore au courant, tu parles du nouvel aéroport, de la flambée du prix de la caillasse, de votre refus de vendre, de la violente répression. Et tu continues: "L'union fait la force. C'est parce que nous étions des dizaines devant la prison du commissariat qu'ils ont relâché nos camarades Moukiétou, Moyalo et Ossolo. Je vous le dis, mes sœurs, ce n'est que de la même façon que nous récupérerons les sacs qu'ils ont volés. Ces hommes qui ont volé nos cailloux pensent que parce que nous sommes femmes nous allons nous taire comme d'habitude. Quand ils nous battent au foyer, nous ne disons rien, quand ils nous chassent et prennent tous nos biens à la mort de nos maris, nous ne disons rien, quand ils nous paient moins bien qu'eux-mêmes, nous ne disons rien, quand ils nous violent et qu'en réponse à nos plaintes ils disent que nous l'avons bien cherché, nous ne disons toujours rien et aujourd'hui ils pensent qu'en prenant de force nos cailloux, encore une fois, nous ne dirons rien. Eh bien non! Cette fois-ci ils se trompent! Trop, c'est trop !"
Toujours debout sur ta chaise, tu continues à haranguer.
Tu ne savais pas que les mots pouvaient avoir ce pouvoir enivrant. Plus tu parles, plus tu es exaltée, plus tu te sens sortir de toi-même, tu n'es plus toi. Tu n'es plus Méréana. Tu es une des pasionarias de l'histoire ! Tu es cette Noire américaine dont tu ne te rappelles plus du tout le nom mais dont le leitmotiv d'un célèbre discours à une convention de femmes te remonte spontanément à la mémoire: "Ne suis-je pas une femme ?"
- Ne sommes-nous donc femmes que pour souffrir ? tu lances, en un cri venu du plus profond de ton cœur. Non, non et non! Nous irons camper devant le commissariat avec nos nattes et nos enfants, et nous ne partirons pas de là tant qu'ils n'auront pas rendu nos sacs ou tant qu'ils ne nous les auront pas achetés! »