J.D. Salinger - L'attrape-coeurs

J.D. Salinger, L'attrape-coeurs (The catcher in the Rye), Livre écrit en 1945.

"- J'ai l'impression que tu cours à un échec effroyable. Mais quel genre d'échec, je ne le sais pas encore. Honnêtement... Dis, tu m'écoutes ?
- Oui.
- Quel genre d'échec ? Comment tu t'en rendras compte ? Et quand ? Eh bien, ce sera peut-être un jour - tu auras dans les trente ans - où, assis dans un bar, tu te mettras à détester le type qui vient d'entrer simplement parce qu'il aura l'air d'avoir autrefois été sélectionné pour jouer dans l'équipe de football de son université. Ou bien le jour où tu t'apercevras que de toutes tes études tu n'as retiré que juste ce qu'il faut pour pouvoir détester les gens qui disent "je m'en souviens" et pas "je m'en rappelle". Ou bien encore tu te trouveras dans un bureau minable et tu découvriras que pour passer le temps tu en es à bombarder de trombones la dactylo de l'autre côté de la table. Ou n'importe quoi de ce genre. Je ne peux pas te dire. Mais tu comprends où je veux en venir ?"
J'ai dit « Oui. Sûr ». Et c'était vrai. « Mais pour ce qui est de détester, vous vous trompez. Je veux dire, détester les joueurs de foot et tout. Vraiment. Je déteste pas trop de gens. Ce qui peut m'arriver, c'est de les détester un petit moment, comme ce type, Stradlater, que j'ai connu à Pencey, et l'autre, Robert Ackley. Parfois, je les détestais, mais ça durait pas, c'est ce que je veux dire. Au bout d'un certain temps si je les voyais pas, s'ils venaient plus dans ma piaule ou si j'étais plus avec eux au réfectoire deux ou trois repas de suite, ils me manquaient en quelque sorte. C'est ce que je veux dire, ils me manquaient.»
Mr Antolini est resté silencieux. Il s'est levé, il a pris un autre cube de glace et l'a mis. dans son verre. Puis il est revenu s'asseoir. On voyait qu'il réfléchissait. Tout de même, j'aurais bien voulu qu'il arrête la conversation, quitte à la reprendre le lendemain, mais il était lancé. C'est presque toujours quand vous êtes pas en forme pour discuter que les autres arrêtent pas.
«Bon. Ecoute-moi une minute. Je ne vais sans doute pas trouver maintenant les paroles mémorables que je voudrais te dire mais dans un jour ou deux je t'écrirai une lettre. Tu pourras alors débrouiller tout ça. En tout cas, pour l'instant écoute.» Il s'est encore concentré. Puis il a dit « Cet échec vers lequel tu cours, c'est un genre d'échec particulier - et horrible. L'homme qui tombe, rien ne lui permet de sentir qu'il touche le fond. Il tombe et il ne cesse pas de tomber. C'est ce qui arrive aux hommes qui, à un moment ou à un autre durant leur vie étaient à la recherche de quelque chose que leur environnement ne pouvait leur procurer. Du moins voilà ce qu'ils pensaient. Alors ils ont abandonné leurs recherches. Avant même d'avoir vraiment commencé. Tu me suis?
- Oui monsieur.
- Sûr?
- Oui.»
Il s'est levé et il a versé un peu plus de tord-boyaux dans son verre. Puis il est revenu s'asseoir. Pendant longtemps il a rien dit.
Et puis « Je ne voudrais pas t'effrayer. Mais je te vois très clairement mourant noblement, d'une manière ou d'une autre, pour une cause hautement méprisable ». Il m'a jeté un coup d'œil bizarre. « Si je note pour toi quelques lignes, les liras-tu attentivement? Et les conserveras-tu?
- Oui. Bien sûr» j'ai dit. Et je l'ai fait. J'ai toujours le bout de papier qu'il m'a donné.
Il est allé jusqu'à son bureau au fond de la pièce et sans même s'asseoir il a écrit sur une feuille de papier. Puis il est revenu, a repris son siège, le papier à la main. « Curieusement, ceci n'a pas été écrit par un poète, mais par un psychanalyste nommé Wil¬helm Stekel. Voilà ce qu'il... Tu m'écoutes?
- Oui. Bien sûr.
-"Voilà ce qu'il a dit: L'homme qui manque de maturité veut mourir noblement pour une cause. L'homme qui a atteint la maturité veut vivre humblement pour une cause. »
Il s'est penché et m'a tendu le papier. Je l'ai lu aussitôt et puis j'ai dit merci et tout et je l'ai mis dans ma poche. Mr Antolini, il était vraiment sympa de se donner tout ce mal. Sans blague. Quand même, j'avais de la peine à le suivre. Ouah, je me sentais tout d'un coup terriblement fatigué.
Mais lui, on voyait bien qu'il était pas du tout fatigué. Et puis il était pas mal éméché. Il a dit « Je pense qu'un de ces jours il va falloir que tu découvres où tu veux aller. Et alors, tu devras prendre cette direction. Immédiatement. Tu ne peux pas te permettre de perdre une minute. Pas toi ». J'ai fait oui de la tête parce qu'il me regardait droit dans les yeux et tout, mais j'étais pas trop sûr de ce qu'il voulait dire.
J'étais à moitié sûr, mais je l'aurais pas affirmé trop positivement. J'étais tellement vanné.
« Et j'ai le regret de te dire - il a dit - que lorsque tu auras une idée claire de là où tu veux aller, ton premier soin sera, je pense, de t'appliquer en classe. Il faudra bien. Tu es un étudiant - que l'idée te plaise ou non - tu aspires à la connaissance. Et je sais que tu découvriras, une fois dépassés tous les Mr Vines et leur Expression Orale ... »
J'ai dit « Mr Vinson ». Il voulait dire tous les Mr Vinson, pas tous les Mr Vines. Mais j'aurais pas dû l'interrompre.
« D'accord. Les Mr Vinson. Une fois dépassés tous les Mr Vinson, tu vas commencer à te rapprocher de plus en plus - c'est-à-dire si tu le veux, si tu le cherches et l'attends - du genre de savoir qui sera très très cher à ton cœur. Entre autres choses, tu découvriras que tu n'es pas le premier à être perturbé et même dégoûté par le comportement de l'être humain. A cet égard, tu n'es pas le seul, et de le savoir cela t'excitera, te stimulera. Bien de hommes ont été tout aussi troublés moralement et spirituellement que tu l'es en ce moment. Par chance, quelques-uns ont écrit le récit de leurs troubles. Si tu le veux, tu apprendras beaucoup en les lisant. De même que d'autres, un jour, si tu as quelque chose à offrir, d'autres apprendront en te lisant. C'est un merveilleux arrangement réciproque. Et ce n'est pas de l'éducation. C'est de l'histoire. C'est de la poésie.» Il s'est tu un instant, il a bu une grosse gorgée de whisky. Puis il s'est remis à parler. Ouah, il était vraiment lancé. J'étais content d'avoir pas essayé de l'arrêter ni rien. « Je ne cherche pas à te faire croire - il a dit - que seuls les gens instruits, les érudits, apportent au monde une contribution valable. C'est faux. Mais ce que je dis c'est que les gens instruits, les érudits, s'ils sont aussi brillants et créatifs - ce qui malheureusement n'est pas souvent le cas - ont tendance à laisser des témoignages beaucoup plus intéressants que ceux qui sont simplement brillants et créatifs. Ils s'expriment plus clairement et en général ils cherchent passionnément à développer leur pensée jusqu'au bout. Et - plus important encore - neuf fois sur dix, ils ont plus d'humilité que le penseur peu instruit. Tu me suis?
- Oui, monsieur. »
Pendant un moment il a plus rien dit. Je sais pas si ça vous est déjà arrivé, mais c'est plutôt dur d'être assis là à attendre que quelqu'un dise quelque chose pendant qu'il est en train de réfléchir et tout. Je vous jure. Je luttais pour pas bâiller. C'est pas que je le trouvais barbant - oh non - mais tout d'un coup j'avais tellement sommeil.
«Encore une chose que les études universitaires t'apporteront. Si tu les poursuis assez longtemps, ça commencera à te donner une idée de la forme de ton esprit. Ce qui lui convient et - peut-être - ce qui ne lui convient pas. Au bout d'un moment tu auras une idée du genre de pensées le plus accordé à ta forme d'esprit. Ça t'évitera de perdre un temps fou à essayer des façons de penser qui ne te vont pas, qui ne sont pas pour toi. Tu commenceras à bien connaître tes vraies mesures et à diriger ton esprit en conséquence. »
Et alors, tout d'un coup, j'ai bâillé. C'était franchement grossier mais j'ai pas pu m'en empêcher. Mr Antolini a ri, c'est tout. Il a dit « Viens» et il s'est levé. «On va 'te préparer le divan. ». »