Giovanni Papini - Gog

Gog, Un livre de Giovanni Papini, écrit en 1932.




"AMUSEMENTS

Même dans cette ville - qui a ravi à Paris le record de la vie nocturne et du vice européen - je ne parviens pas à m'amuser. Berlin est une petite ville qui se croit immense, mais tous les goûts y sont admis et la corruption même y est organisée d'une façon parfaite.
J'ai essayé l'opium: il me rend idiot ; tous les alcools : ils me transforment en un fou répugnant; la cocaïne: elle abrutit et abrège la vie. Le haschisch et l'éther sont bons pour les petits décadents attardés. La danse est un abêtissement qui fait suer. Le jeu, dès que j'ai perdu deux ou trois millions, me dégoûte: une émotion trop commune et trop coûteuse. Dans les music-halls, on ne voit que les habituels pelotons de girls toutes peintes, toutes déshabillées, toutes odieuses, toutes pareilles. Le cinéma est un opprobre réservé aux classes populaires.
La vitesse - en automobile ou en avion - me distrait, au début, mais ensuite elle me semble ridicule : on ne voit rien et l'on arrive tout abruti dans un endroit qu'on brûle aussitôt de quitter. Le théâtre est un divertissement pour les vieux ou les snobs pourris d'esthétique. Dans les concerts, on peut entendre parfois quelques morceaux qui font que l'on s'oublie soi-même - résultat, certes, appréciable - mais il faut tellement en entendre, et parmi de tels troupeaux humains posant hypocritement à l'extase alors qu'ils pensent à Dieu sait quelles inepties ou quelles saloperies, que cela devient un tourment.
Pour le sport, il faut être jeune, facile à contenter, primitif.
Je voudrais un autre vin, un théâtre miraculeux, un sport plus tragique, un opium qui changeât, et pour toujours, mon être. Les hommes, ici, se contentent de si peu de choses ! Un peu de viande peinturlurée, un peu de frénésie artificielle, quelques vieilles images, quelques sons mille fois entendus, un fac-similé d'émotion, une incons¬cience de brute ...
J'ai de l'argent, assez pour tout avoir - et tout m'ennuie. Les ressources épicuriennes d'une grande ville me font penser à des amusements d'enfants gâtés et niais. Je trouve ça insipide. Des hommes comme Caligula ou Kafour pouvaient peut-être s'amuser: moi je n'y parviens pas. L'argent ne suffit point: il faut le pouvoir - et l'ingénuité. Peut-être même qu'eux aussi s'ennuyaient! Faire mourir des hommes ne donne pas cette volupté que les assassins platoniques s'imaginent. Le sadisme lui-même finit par se rassasier: il est fils de l'ennui et ne peut tuer son père. Tibère et Gilles de Rais, je me les figure tristes, plus tristes encore après qu'avant.
Pourtant, je devrais inventer quelque chose. Il est incroyable qu'un homme comme moi, pourvu de milliards et dépourvu de scrupules, puisse s'ennuyer.
Les amusements que m'offre le monde portent à l'imbécillité ou à la folie, au dégoût ou à la mort. Je ne veux pas en entendre parler. Mais je dois trouver moi-même, ou trouver en moi-même, un plaisir nouveau, une joie inédite. Y parviendrai-je?
En attendant, ce Berlin n'est qu'un faux New York où il manque la mer, un faux New York avec des morceaux de Montmartre et de Babylone, à l'usage des pédants pressés. »