Mathieu Lindon - Ce qu'aimer veut dire

Ce qu'aimer veut dire, un livre de Mathieu Lindon, publié en 2011.

"Pour des raisons familiales, la mort de mon père ne fut annoncée qu'après l'enterrement. Nous étions très peu nombreux au cimetière et on déjeuna avec ma mère qui souhaitait ensuite rester seule. Rachid n'était pas en France et j'avais refusé qu'il rentre pour ça, lui qui en outre n'avait jamais rencontré mon père. Au contraire de ma mère, je n'avais pas envie de solitude et j'allai l'après-midi au journal où, de toute manière, j'aurais une chronique à rendre le lendemain. Je n'avais rien à y faire sur le moment mais cette compagnie, cette activité environnante me convenaient. Pour m'occuper l'esprit, je demandai à mon voisin qui m'avait délicatement accueilli et rédigerait la colonne d'éditorial quel était l'événement du jour, c'est-à-dire les pages, une comprise, qui ouvrent Libération. « Ton père », me répondit-il. Cinq minutes après, un autre collègue entra dans le bureau et me posa la question. « Mon père », répondis-je, un peu gêné qu'il se soit adressé à moi. « Pourquoi? » demanda¬-t-il. « Parce qu'il est mort », dis-je. « Mes condoléances ), répondit-il. « Mais alors, qu'est-ce que tu fais ici? » Et, au lieu de l'envoyer faire foutre, je me justifiai miteusement.
En lisant le lendemain le journal qui avait tout pour m'émouvoir, je fus frappé que, après Michel et Hervé, c'était la troisième fois dans ma vie que mourait un être que j'aimais et que, les trois fois, ça avait été annoncé à la une de Libération. De même qu'il y avait eu une magnifique photo pleine page de Michel penché dans le noir sur sa table de travail seule éclairée à l'occasion de sa mort, il y en avait une de mon père debout dans la rue devant la porte des éditions de Minuit, élégant et solide, souriant, tel qu'en lui-même. Je ne savais pas quoi en tirer mais je le constatai, c'était une singularité : chaque deuil qui me frappait était une sorte de deuil public dont il fallait informer des inconnus. Ça m'importait puisque je le remarquais. Je dévorai les pages sur mon père comme je n'avais pas pu faire dix-sept ans plus tôt, incapable de voir si brusquement officialisé l'événement, pour celles encore beaucoup plus nombreuses sur Michel. Ainsi que pour Michel, je sauvegardai ces journaux comme des livres si ce n'est que l'éphémère est la nature de la presse, elle ne prête pas à réédition, et que les conserver relève d'une dévotion et d'une nécessité beaucoup plus grandes que pour des livres. Je les rangeai, cachés dans un placard, pour n'avoir pas à tomber dessus par hasard puisque je savais bien que viendraient des instants où m'y replonger pourrait être bon mais qu'il y en aurait plein d'autres où je me préserverais de ces photos et de ces deuils. La consolation serait un mot trop fort mais, sur le moment, quelque chose dans cette lecture tenait à un apaisement, une satisfaction. Ces pages, synonymes de l'importance d'un fait qui pour moi était personnel, prouvaient ma chance. Les êtres qui méritaient qu'on leur rende hommage, je les avais connus mieux que ceux qui leur rendaient hommage et ça faisait des années que, de toute mon affection et de leur vivant, je leur rendais hommage à ma façon, sans attendre une occasion sinistre.
Les premières phrases de Gatsby le magnifique me sont restées en mémoire : « Quand j'étais plus jeune, ce qui veut dire plus vulnérable, mon père me donna un conseil que je ne cesse de retourner dans mon esprit :
"Quand tu auras envie de critiquer quelqu'un, songe que tout le monde n'a pas joui des mêmes avantages que toi." » Mon père ne m'a jamais asséné ces mots, j'ignore s'ils correspondaient à sa conviction car il faut être un parent sacrément assuré pour les prononcer, mais la phrase de Fitzgerald corroborait un implicite de mon éducation telle que je l'avais digérée. Tous ces êtres qui avaient appris ces morts comme une nouvelle, triste sans doute mais qui n'endeuillerait même pas la totalité de leur journée, qui les laisserait profiter de leurs amis, leurs amours, leurs enfants comme si de rien n'était, j'avais la chance de ne pas leur ressembler. J'avais sur eux cet avantage immense et éternel d'être dévasté par l'information et ses conséquences. Ma détresse même devait me rasséréner. Moi, je savais ce que je perdais et je le perdais parce que je l'avais eu."